L’inflation et la hausse des taux bousculent les habitudes. Pour une génération qui n’y est pas habituée, les réveils sont parfois difficiles. Les marchés ont beaucoup perdu cette année, ce qui n’est pas suffisant pour conclure que nous sommes au bout de nos peines. La prudence est donc de mise. Entretien avec Alfredo Piacentini, CEO de DECALIA, pour ALLNEWS.
Les marchés privés sont votre «fer de lance». De quelle manière vous y positionnez-vous ?
Nous sommes exposés à la dette privée, au private equity et à l’immobilier, mais avec des approches à haute valeur ajoutée. Nous avons en fait un modèle novateur qui consiste dans l’identification d’opportunités d’investissements de niche et particulières, que nous aimons définir «avec un profil de rendement à risque asymétrique». Grace à nos équipes de spécialistes nous arrivons donc à fournir aux investisseurs des opportunités difficilement accessibles, avec un bêta ainsi qu’un alpha particulièrement attractif, et parfois assez uniques, par rapport à la concurrence.
Quelle est la place des marchés privés dans le portefeuille d’un investisseur ?
Les marchés privés sont devenus un actif essentiel dans un portefeuille mais ne sont pas des produits pour tous. Il ne faut pas retomber dans les travers de la démocratisation des hedge funds dont nous avons été témoins au cours des années 2006-07. Nous parlons ici de stratégie longues, destinées à des patrimoines qui peuvent mobiliser des fonds sur une certaine durée. Bien que les marchés privés tels que nous les pratiquons aient des horizons plus courts que la moyenne classique de l’industrie, nos stratégies restent sans possibilité de sortie avant la finalisation des business plans sous-jacents, donc bien plus longs que les hedge funds. Ces derniers mois on a vu un grand nombre d’institutions promouvoir ces produits car, dans un monde de taux à zéro, proposer un rendement de 13% ne pouvait qu’allécher: il n’en reste pas moins qu’ils ne sont pas destinés au grand public.
La force des marchés privés est qu’ils vous obligent à garder votre sang-froid.
Quel sera, selon vous, l’effet de la hausse des taux sur les marchés privés ?
Difficile d’en mesurer encore l’effet, mais ces stratégies pourront continuer d’offrir de meilleurs rendements que les classes d’actifs liquides dans la mesure où elles resteront difficiles d’accès. En ce qui concerne le gros de nos produits actifs, ils ne devraient pas être affectés car les valorisations d’entrée sont généralement basses. De plus leur capacité de générer de l’alpha est faiblement dépendant aux attentes d’augmentation des multiples de valorisation. Dans le court terme, la faible utilisation du levier dans le private equity et l’immobilier, ainsi que nos instruments protégés dans le crédit, nous permettrons d’être faiblement impactés par la hausse des taux, même si nous ne serons pas entièrement immunisés.
La rentabilité des «grands» du private equity semble souffrir. On pense à Carlyle ou à Partners Group par exemple. Quelles en sont les raisons ?
L’une des raisons est que le marché ne valorise pas le carry même si un fonds présente un gros potentiel de gain à terme. Une autre raison est la prévision d’une compétition montante. Mais surtout dans ce contexte, avec la remontée des taux, le marché estime que ces sociétés auront de la peine à disposer des entreprises qu’elles ont en portefeuille et ne le feront qu’à des valorisations réduites. Car avec un cout de financement trop élevé, la rentabilité se comprime. De manière générale, ce type d’investisseurs basent fortement ses modèles de rendement sur l’espoir de l’expansion de l’EBITDA ainsi que du ratio même de valorisation de la société par rapport à l’EBITDA. Avec un financement cher, les marges vont se réduire ainsi que la capacité des sociétés à investir ultérieurement dans la croissance: cela se traduira dans des baisses de valorisations. Toutefois, on l’a vu post 2008, les fonds qui ont réussi à maintenir leurs investissements et à ne pas vendre pendant les heures les plus sombres, s’en sont bien tirés. C’est une constatation générale: qui peut se permettre de laisser passer la tempête, s’en sort toujours. Il ne faut pas être dans le besoin et, surtout ne pas être victime de son émotivité. La force des marchés privés est qu’ils vous obligent à garder votre sang-froid.
Comment se portent vos antennes hors de Genève ? Milan par exemple.
Pour un genevois, sortir de Genève, c’est toujours sortir de sa zone de confort. Il faut prendre le temps, trouver les bonnes personnes, apprendre de nouvelles règles et assumer des coûts différents. Pour les Suisses, les choses sont particulièrement compliquées en l’absence de passeport européen. En tant que secteur – et en tant qu’association –, nous ne sommes pas unis. Les grands opérateurs financiers sont déjà internationaux, déjà installés hors de Suisse, les banques cantonales ont des vocations locales. L’entre deux, gérants ou petites banques, sont dans une catégorie qui pèse peu auprès des autorités et donc dans les négociations avec l’Europe. Malgré ce handicap, à Milan, où nous sommes depuis 4 ou 5 ans, tout se passe bien; nous y avons une licence de SIM et nous y couvrons la gestion de fortune, la gestion de fonds et la distribution de produits.
Les solutions ne sont pas toutes disponibles mais il faut être patient et mettre la pression pour que certaines améliorations se mettent en marche.
Et Zurich ?
Les Zurichois éprouvent des difficultés à s’installer à Genève et vice-versa. Langue, culture bancaire, tout est différent. Notre activité y est encore embryonnaire mais nous tenons beaucoup à y rester car c’est la première place financière suisse. Comme toujours, c’est une question de personnes, or, nous avons la chance d’avoir la taille qui nous permet de choisir des ouvertures en fonction des rencontres et pensons avoir identifié les qualités nécessaires pour pouvoir nous n’y développer, en commençant pas les activités de gestion privée et de marchés privés. Dans le même ordre d’idées, si nous trouvions une équipe à Lugano, nous franchirions le pas.
Les produits que vous proposez sont largement sur une base thématique. De quelle manière sont-ils pensés ?
La société évolue rapidement et nous essayons de détecter les opportunités d’investissement dérivées des trends de long terme, que nous déclinons dans des produits liquides et illiquides. Pensons par exemple aux thèmes du vieillissement de la population (les gens vivent 20 ou 30 ans après leur départ à la retraite), à l’internet et à la vente en ligne, à l’évolution des modes de consommation des millénials qui louent plus qu’ils n’achètent. Ces changements impactent directement les sociétés cotées et favorisent l’émergence de nouveaux modèles de business. Ces nouvelles habitudes de consommation peuvent déterminer aussi un changement d’usage des biens immobiliers. Nous nous sommes intéressés aussi, parmi les premiers, à une économie plus soutenable, avec moins de gaspillage, plus de recyclage, et une consommation raisonnée et raisonnable. L’économie circulaire où nous avons été pionniers est un univers qui s’est beaucoup élargi ce qui est aussi vrai de l’utilisation intelligente des ressources. Les solutions ne sont pas toutes disponibles mais il faut être patient et mettre la pression pour que certaines améliorations se mettent en marche. Ce qui manque souvent malheureusement est un débat ouvert; qui met en doute certains dogmes est vite excommunié…
Est-il difficile de recruter des talents ?
Les talents se dirigent vers des entreprises qui ont des valeurs fortes, les paient bien et leur offrent des possibilités de carrière et d’épanouissement. Il faut donc instaurer un cercle vertueux. Une société qui a des produits innovants attire les talents qui, à leur tour, améliorent la société laquelle devient de ce fait plus attirante. Bien payer ne suffit pas. Une bonne atmosphère, des moyens de travail efficaces, sont la meilleure publicité pour une entreprise. Nous sommes dans une dynamique de succès, avec des projets différenciants et nos collaborateurs sont nos meilleurs ambassadeurs.
Que nous réserve l’avenir, à 6 mois ? à 1 an ?
La configuration est compliquée: les taux sont remontés très rapidement et les plus jeunes n’y sont pas habitués. Les effets sont encore difficiles à appréhender. Pour ceux qui ont souscrits des hypothèques à 5 ou à 10 ans, ils sont mieux protégés, pour les autres, le réveil risque d’être difficile. Nous sommes revenus à une dynamique du même type que celle des années 1990 avec un impact sur l’immobilier, sur la consommation, sur le leasing. Le point positif? L’inflation déprécie la dette des Etats. Maigre consolation. Quant à la guerre, elle a accéléré la hausse des couts des matières premières et de l’énergie en Europe. Les marchés ont perdu entre 18 et 28% ce qui est beaucoup mais pas suffisant pour conclure que nous sommes au bout de nos peines. Il n’y pas encore eu d’accident majeur, de faillite de grande société, mais nous ne sommes pas à l’abri. Je resterais donc prudent et ne ferais encore aucun gros pari, ni sur les obligations, ni sur les actions même si j’avoue qu’il y a des occasions tentantes. Avec une visibilité aussi faible, plus on peut se permettre d’attendre, mieux ça vaut.